Anabases, núm. 34, 2021

por Grégory Reimond

 

Le livre de Jonatan Pérez Mostazo, publié par la maison d’édition Urgoiti, bien connue de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’historiographie espagnole, est issu d’une thèse de doctorat préparée sous la direction d’Antonio Duplá Ansuátegui et soutenue en 2018 à l’Universidad del País Vasco (Vitoria-Gasteiz). Il prend pour objet d’étude l’Antiquité basque (le territoire envisagé est défini en introduction, p. 15-16) et l’ensemble des représentations auxquelles elle a donné lieu à l’époque contemporaine en privilégiant les sources du xixe siècle. Lustrando las raíces est donc un livre sur la réception de l’Antiquité dans la culture historique des provinces basques espagnoles historiques (la Biscaye, l’Álava, le Guipúzcoa, la Navarre ; le cas des territoires français du Labourd, de la Basse-Navarre et du Soule ne sont pas traités). Il permet de répondre à deux questions principales : quelle place occupe l’Antiquité dans les projets politiques et dans les discours identitaires élaborés tout au long du xixe siècle ? Comment s’adaptent-ils à des contextes politiques et historiographiques mouvants qui, à chaque nouvelle étape, donnent lieu à une actualisation du récit afin que ce dernier réponde aux préoccupations d’une élite déterminée dans un contexte précis ?

L’auteur l’affirme avec force dès l’intro­duction : « L’utilisation de l’expression [Antiquité “basque”] ne répond pas à une conception essentialiste de l’histoire ; on refuse catégoriquement l’existence d’une réalité territoriale ou humaine qui, à l’époque ancienne, pourrait être désignée comme basque » (p. 14). Le tableau que nous offre Jonatan Pérez Mostazo est à la fois complexe et nuancé. Les discours produits sont pluriels, rarement consensuels, souvent contradictoires et se répondent les uns les autres. D’une façon ou d’une autre, tous sont producteurs de mythe, même les – rares – textes qui tentent d’assimiler les acquis d’une science historique méthodique dans les dernières décennies du siècle. Sans jamais basculer dans le jugement de valeur et en s’efforçant toujours – avec succès – de maintenir à distance son objet d’étude, l’auteur mène une entreprise de déconstruction : il s’agit de comprendre les multiples avatars du mythe selon lequel les Basques, en n’ayant jamais été complètement romanisés, seraient restés à travers les siècles un peuple au particularisme affirmé, préservé des influences extérieures et radicalement différent du reste des Espagnols.

L’approche s’appuie sur un jeu d’échelles. L’auteur analyse les discours produits par une élite intellectuelle et politique basque qui puise dans l’Antiquité des arguments visant à justifier son discours identitaire national. S’il laisse de côté les travaux des voyageurs et des érudits étrangers, le livre fait dialoguer en permanence cette production historiographique avec la vision qui s’élabore depuis la capitale espagnole. Entre le régional et le national, les liens établis sont complexes. Les réponses que les savants madrilènes (en particuliers les membres de la Real Academia de la Historia) adressent aux lettrés des provinces basques ne se réduisent pas à un rejet de leur discours historique. La vision de l’Antiquité promue par l’historiographie basque est tantôt combattue, tantôt soutenue, tantôt ignorée par les membres des principales institutions académiques madrilènes.

Les œuvres étudiées et les polémiques qui en découlent montrent l’extrême malléabilité des sources, qu’il s’agisse des textes transmis par les Anciens ou des restes matériels du passé. Le registre archéologique prend une importance particulière à partir des années 1870-1880 grâce à l’action des Comisiones Provinciales de Monumentos. En identifiant et en permettant de mieux connaître les vestiges de l’époque antique, les travaux de ces institutions fragilisent, sans parvenir à les détruire, les théories selon lesquelles les provinces basques n’auraient connu qu’une faible romanisation.

D’un auteur et d’une période à l’autre, le débat s’organise toujours autour des mêmes enjeux. Il s’agit de puiser dans le passé des arguments destinés à défendre ou à condamner l’existence des privilèges administratifs et juridiques dont bénéficient les provinces basques au sein de l’État espagnol (fuerismo). Pour les partisans de ce particularisme, l’idée selon laquelle les Basques de l’Antiquité auraient maintenu leur indépendance face à Rome et auraient négocié volontairement leur intégration à l’empire romain puis à la couronne de Castille suffit à défendre les fueros. Dès lors, les questions auxquelles les érudits tentent de répondre sont toujours les mêmes : à quelle ethnie mentionnée par les auteurs de l’Antiquité fallait-il assimiler les Basques contemporains ? Aux Cantabres qui avaient farouchement résisté à Rome (vascocantabrismo) ? Aux Vascons ? Ces populations furent-elles soumises à Rome ? À quel moment de leur histoire ? La langue basque, l’euskara, existait-elle dans l’Antiquité ? Était-elle l’héritière directe de la langue des Ibères (vascoiberismo) ?

La première partie du livre, composée de trois chapitres (le sommaire est téléchargeable sur le site de l’éditeur ), étudie la place de l’Antiquité dans les discours politique et identitaire qui se développent entre la fin du xviiie et le début du xxe siècle. L’étude prend comme point de départ la tradition historiographique élaborée à la fin de l’époque des Lumières par Enrique Flórez et Manuel Risco. À partir de là, les différents récits élaborés sont rigoureusement situés dans leur contexte politique, social, culturel et intellectuel. L’analyse est chronologique et progresse au rythme des grandes coupures de la vie politique espagnole. Les Lumières et la rupture née de l’invasion napoléonienne et de la guerre d’indépendance, alors que se développe le premier projet politique libéral et sa réponse contre-révolutionnaire, germe du futur mouvement carliste, sont étudiées dans le chapitre 1.

L’historiographie romantique de l’époque isabelline est abordée dans le chapitre 2. Marquée à ses débuts par la première guerre carliste, elle voit ensuite prendre forme un projet politique de défense du particularisme local compatible avec le nouvel État libéral – dominé par un libéralisme modéré soucieux de faire la synthèse entre les principaux acquis révolutionnaires d’un côté et, de l’autre, l’ordre et la tradition – (défense des fueros, de la religion catholique, de l’euskara et d’un double patriotisme, basque et espagnol).

À l’époque de la Restauration (chap. 3), les traditions antérieures, encore dominées par l’antiquarisme, restent vivaces mais le panorama historiographique devient plus complexe. À la fin du siècle se développe une nouvelle approche du passé régional influencée par une méthode positiviste qui tente de déconstruire les mythes solidement ancrés dans de larges secteurs de la population, sans parvenir à y renoncer complètement. Ces avancées sont timides comme le montre la citation que l’auteur donne de l’appel lancé par Fidel Fita dans le Boletín de la Real Academia de la Historia, en 1899, pour « détruire les fausses idoles suscitées par l’ignorance (innocente il y a deux siècles, coupable aujourd’hui) » et pour élaborer un récit fondé sur « des documents et des monuments positifs, et non sur des châteaux de cartes ou des analogies chimériques » (p. 236). D’autre part, les années 1890 voient surgir le discours identitaire nationaliste élaboré par Sabino Arana. Encore faiblement implanté parmi la population basque, il est bien plus excluant, marqué par le désir d’accentuer le particularisme des provinces basques en rejetant tout lien historique avec le reste de l’Espagne, au point de les présenter « comme une île dans le devenir historique péninsulaire et européen » (p. 217). Les théories du fondateur du nationalisme basque recueillent l’héritage de l’historiographie de l’époque romantique et les acquis récents de l’anthropologie physique telle qu’elle se développe dans la deuxième moitié du xixe siècle. Son discours identitaire repose sur quatre piliers que sont la race basque (radicalement opposée aux maketos, les non-Basques), la langue (symbole de l’originalité, de la pureté de la race et instrument privilégié de son isolement face aux influences nocives venues de l’extérieur, synonymes de dégénération), la tradition juridique forale et l’intégrisme religieux. Le projet de Sabino Arana vise à récupérer une indépendance perdue en obtenant la création d’une confédération indépendante des États basques. Sans être au centre de son discours, l’Antiquité y trouve sa place : elle est présentée comme un âge d’or synonyme d’indépendance et d’un particularisme marqué par rapport au reste de la péninsule, ce qui aurait permis au peuple basque de préserver la pureté de son sang à la différence du reste des Espagnols précocement influencés par de multiples influences extérieures.

La deuxième partie du livre (trois chapitres) offre un complément indis­pensable. L’approche y est cette fois thématique, l’auteur revenant sur les principaux sujets qui ont nourri les discours identitaires et politiques élaborés tout au long du xixe siècle. Jonatan Pérez Mostazo montre que les ressorts sur lesquels ils reposent n’ont rien d’original. Ce sont les mêmes que ceux qui alimentent n’importe quel discours identitaire. Le cas basque est ainsi rigoureusement contextualisé, systématiquement comparé au processus de construction des identités nationales que connaissent au même moment l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne ou l’espace germanique. Ajoutons que cette partie fait dialoguer en permanence les sources anciennes et les textes contemporains.

Le chapitre 4 aborde la question de la recherche des ancêtres visant à doter les Basques d’une généalogie ancienne et prestigieuse. Elle postule l’existence d’un lien direct entre les populations contemporaines et celles de l’Antiquité. En donnant à voir la grande hétérogénéité ethnique de la péninsule dans l’Antiquité, le manque de cohésion entre ses différents peuples et leur rythme d’intégration différencié au monde romain, les sources anciennes ont facilité le processus d’identification entre une région et un peuple concret (Cantabres et Vascons / Basques). Le vascocantabrismo perdure au moins jusque dans les années 1880. S’il recule alors dans la culture savante sous l’effet d’une historiographie plus critique face aux sources, il reste durablement ancré dans la culture populaire et l’enseignement.

L’idée de nation repose par ailleurs sur un passé héroïque, sur des grands hommes et des hauts faits mémorables (chap. 5). Concernant l’identité basque, ce récit s’appuie avant tout sur des exempla fournis par les conflits armés qui ponctuent la conquête romaine. La participation des provinces basques aux guerres civiles de l’époque républicaine est peu utilisée au xixe siècle, à l’exception de l’épisode du siège de Calagurris. Deux moments sont privilégiés : la participation des Cantabres et des Vascons à la Deuxième Guerre punique aux côtés des Carthaginois (on puise abondamment dans l’épopée de Silius Italicus) et les Guerres cantabres (Florus, Orose et Dion Cassius). Ces images sont d’une grande plasticité. Parfois destinées à témoigner du patriotisme des Basques qui sont ainsi associés aux hauts faits de la nation espagnole, elles servent aussi le discours de ceux qui cherchent à convertir les Basques en de farouches défenseurs de leur indépendance luttant contre l’envahisseur étranger.

Le dernier chapitre pose la question de l’influence exercée par Rome sur les provinces basques en soulignant le paradoxe des discours auxquels elle a donné lieu : elle est tantôt synonyme d’intégration au monde civilisé, tantôt symbole de la liberté perdue et de la soumission à une puissance étrangère. Cette question va de pair avec la définition d’une essence basque qui aurait été préservée à travers les siècles. Ces traits particuliers sont extraits des sources anciennes qui fournissent des informations ethnographiques sur les peuples de la péninsule dans l’Antiquité. Mais ces témoignages sont rares, brefs et parfois contradictoires, ce qui conduit à une lecture sélective de ces textes en idéalisant leur contenu pour servir les discours identitaires contemporains qui établissent un lien direct entre les usages et les coutumes des Basques et ceux de leurs ancêtres (caractère belliqueux et attachement à leur indépendance, danse, chant, langue, monothéisme primitif annonciateur du christianisme, etc.). L’idée qui domine est celle du rejet de tout apport de Rome à la culture locale qui aurait au contraire été préservée. Toutefois, dans les dernières décennies du xixe siècle, marquées par une ouverture de l’Espagne sur le reste de l’Europe, on voit se développer une vision plus positive de la romanisation. Les discours sur l’indépendance basque font alors l’objet d’une relecture. Ils deviennent synonymes d’un isolement négatif face aux principaux courants civilisateurs, tandis que les images idéalisées des ancêtres sont rapprochées d’un stade indésirable de barbarie (p. 386).

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