Revue des Études Juives, vol. 173 (3-4), 2014

Por Jean-Pierre Rothschild.

Publiés en 1848, suivis vingt-sept ans plus tard d’une Historia social, política y religiosa de los judíos de España y Portugal, les Estudios sont le monument le plus en vue de l’historiographie espagnole regardant le destin médiéval et moderne, social et littéraire, de la minorité juive. Sa réédition dans une collection dédiée aux grandes publications historiques du passé est l’occasion d’évaluer comment les historiens et la société espagnols du XIX siècle rendaient compte du passé juif. La longue introduction de N. Shinan fournit à cet égard les éclaircissements souhaitables. Elle expose les précédents, caractérisés par des positions intellectuellement critiques, un nationalisme ombrageux et le début d’une remise en cause libérale du principe de l’unité de la foi: le P. B. J. Feijoo, dans des «Observaciones comunes» de son Teatro crítico universal(1733, 1765), avait fait justice sur des bases rationnelles des plus grossiéres superstitions antijuives tout en s’élevant contre l’idée venue de l’étranger d’un mauvais traitement particulier réservé aux juifs en Espagne et en faisant gloire à celle-ci de la créativité littéraire juive; l’historiographie des Lumières avait promu une méthode scientifique et l’étude de la société et des institutions, y compris pour combattre la «légende noire» de l’obscurantisme espagnol dans les pays protestants et en France (scandale de l’article «Espagne» de l’Encyclopédie en 1783); le premier libéralisme avait commencé à mettre en cause la conduite de l’Espagne envers les juifs.

Néo-catholique et monarchiste modérantiste, hostile à la démocratie mais de pére libéral persécuté par les absolutistes, Amador (1818-1878) fut un polygraphe dont l’intérét pour le judaisme espagnol forme une facette d’une oeuvre dédiée au passé national qui remplit plus de quarante-six volumes (histoire de la littérature espagnole, travaux sur l’archéologie et l’architecture, etc.; sa bibliographie figure en fin de volume). Les Estudios connurent pourtant un succés extraordinaire en Espagne et lui valurent une chaire de littérature espagnole à la naissante Universidad Central de Madrid, l’entrée à la Real Academia de la Historia et une notoriété intemationale un peu moins unanime. Pas plus que ceux qui l’ont précédé ou suivi dans la Péninsule l’ouvrage n’est une étude du judaisme espagnol pour lui-méme, ni une remise en cause fondamentale de l’attitude des institutions ou de la majorité chrétienne à l’égard des juifs. C’est peut-étre sa recherche déclarée d’impartialité et l’espéce d’équilibre auquel il aboutit entre les sensibilités catholiques et libérales du moment qui expliquent ce succés, dont l’introduction n’assigne pas les raisons, attentive au contraire aux continuités avec l’historiographie antérieure: un travail sur la législation avait vu le jour en 1774, notant à la fois des méfaits des juifs et le caractére décisif de leur contribution économique à l’histoire de l’Espagne. Sur le plan littéraire, Joseph Rodríguez de Castro, dans sa Biblioteca española de 1781, dont le premier des deux volumes était une «Biblioteca rabina», avait donné une évaluation plutôt favorable de l’apport juif qu’il estimait méconnu par suite des préjugés antijuifs d’étrangers et de leurs sectateurs espagnols entrainant une sous-évaluation de la littérature espagnole dans son ensemble. A. de Castro y Rossi, libéral, venait de sortir en 1847 uneHistoria de los judíos de España. Amador publie immédiatement aprés lui dans l’Espagne libérale du milieu du siècle qui, aprés les théses de 1812 sur l’égalité, avait aboli l’Inquisition en 1813 à la suite de débats difficiles où le discours libéral avait tendu à présenter pour la première fois les juifs en victimes et, en 1837, avait supprimé les statuts de pureté du sang, l’une et les autres tombés peu à peu en désuétude au XVIIIe siècIe (la réadmission des juifs avait méme été proposée en 1797, sans succés, par un ministre de l’économie).

Amador visait en premier lieu à évaluer rapport juif à la littérature espagnole. Limité dans l’emploi des sources par son peu d’accés à l’hébreu, il commençait par une «reseña histórico-política», le tiers de l’ensemble, où, pour la méme raison, il est surtout question des relations intercommunautaires (d’aprés les chroniques chrétiennes anciennes et, dans une moindre mesure, les documents originaux), ce qui fait de son ouvrage le premier à couvrir les deux aspects, social et littéraire, de l’histoire du judaisme espagnol. Dégagés par N. Shinan, les points saillants du parcours historique, à peu prés limité à la Castille, presque sans rien sur l’Espagne musulmane, sont l’antiquité ou non de la présence juive en Espagne (les références fabuleuses à Salomon et à Nabuchodonosor avaient été dénoncées dés 1799); les raisons de l’appui des juifs aux musulmans contre les Wisigoths (trahison de la cause espagnole que n’excusent pas les mesures contre les abus des juifs prises par les rois wisigoths et d’ailleurs abolies, et juste cause des haines ultérieures: une position franchement antijuive dans laquelle Amador se montrera fluctuant, alors que le libéral A. de Castro n’incriminait que les persécutions wisigothes); la justification de l’Inquisition, au moins de son principe altéré ensuite par le fanatisme, comme instrument de l’unité de la foi moins en défense vis-á-vis des juifs que des hérésies européennes (Castro n’y voyait que fanatisme); les massacres de 1391, déchainement populaire qui fait horreur à Amador; son éloge au contraire de la persuasion efficace des prédicateurs comme Vincent Ferrer (négligeant l’atmosphére de terreur qui accompagnait leurs interventions) et des controversistes comme ceux de la dispute de Tortose (1413-1414), «triomphe de la foi» qui vit la conversion de la plupart des protagonistes juifs; enfin les raisons et conséquences de I’expulsion de 1492, justifiée, malgré ses effets économiques, par la crainte du prosélytisme, la haine accumulée et le souci d’éviter désordres et massacres à nouveau inévitables à cause de la «trahison» ancienne, des abus économiques et méme des «crimes rituels» dont Amador prend des exemples chez Alonso de Espina (motif déjá présent chez Feijoo qui opposait le désintéressement des Rois catholiques à la cupidité d’un Philippe le Bel; Castro au contraire avait mis en cause la rapacité de Ferdinand d’Aragon). L’épilogue taxait d’illusion la réhabilitation compléte des juifs à laquelle on croyait alors assister en France et en Grande-Bretagne, le peuple déicide relevant fondamentalement d’un destin précaire. On voit les limites du «révisionnisme» d’Amador.

Ces thémes restent dominants dans l’historiographie espagnole ultérieure; Amador, d’abord porté aux nues, sera suivi par ses émules du XIXe s. de préférence à la lecture libérale de Castro, en dépit de l’existence de travaux plus précis sur l’invasion arabe où il n’est pas question de «trahison». Les publicistes et historiens juifs étrangers se montrérent critiques: Isidore Cahen lui reprochait de faire l’éloge du refus de la liberté de conscience, Adolphe Neubauer et Alfred Morel-Fatio jugeaient impardonnable son ignorante de l’hébreu, le spécialiste allemand de la Navarre Meyer Kayserling l’accusait de faire croire qu’il avait consulté des sources et taxait de grossière erreur l’allégation de prosélytisme, contraire à l’esprit de la loi juive (Amador répondra que Kayserling passait les limites de la tolérance de l’Europe chrétienne vis-á-vis des juifs); sur la question d’une opportunité du retour des juifs, Amador écrivit en 1855 contre la demande formulée en s’appuyant sur les Estudios par le rabbin allemand Ludwig Philippson devant les Cortes, et contre la liberté des cultes. Il reconnaissait l’apport juif, mais aussi celui des néophytes que Philippson avait passé sous silence, mais arguait de l’hostilité inévitable du peuple; il se serait accommodé peut-être d’un retour tacite.

Avec une documentation accrue, l’Historia, bien plus longue, prétend inclure toute l’Espagne et la période arabe mais reste centrée sur la Castille et se concentre sur les aspects communautaires et sociaux en renvoyant l’histoire littéraire à une publication qui ne vit pas le jour. Toujours dépendante des sources chrétiennes, elle s’en tient encore aux rapports intra-communautaires à I’exclusion de l’histoire interne, sauf à travers la lecture des travaux allemands. Pourtant, il s’y fait jour une attention nouvelle aux souffrances passées (inspirée par les troubles du carlisme et la mort d’un fils?), de meme qu’à la réception de l’ouvrage par des juifs, étant reconnus à la fois un apport juif à la civilisation espagnole et les fautes des juifs. Le jugement de fond sur la «trahison» demeure, atténué par la prise en compte de fautes des Wisigoths elles-mêmes entrainées par les abus juifs. Les conversos sont à la fois ceux qui ont appelé à la persécution des juifs et attiré sur eux-mêmes la malveillance de l’Inquisition. L’Historia conteste cependant que les Rois catholiques aient eu le droit d’expulser sans consulter les Cortes et note leur ingratitude. On y trouve, en somme, une antipathie atténuée pour les juifs.

L’histoire littéraire, à propos de laquelle Amador avoue Rodríguez de Castro comme son devancier et l’utilise beaucoup ainsi que la Nomología du converso Imanuel Aboab, comporte deux époques traitées en un nombre de pages à peu prés égal, celle de la présence juive dans la Péninsule (auteurs «rabínico-españoles» parmi lesquels les rabbins voisinent avec les savants et les convertis, qui regoivent une attention marquée), époque de floraison, et celle des écrits juifs postérieurs á l’expulsion (iI ne prend guére en compte que l’Europe occidentale), marquée, quand cessérent à la fin du XVIIe siècle les apports de nouveaux fugitifs qui en entretenaient l’usage, par le déclin de l’emploi de l’espagnol, déclin tout court qui résulte selon Amador d’une prétention à l’indépendance intellectuelle, vaine en l’absence d’indépendance politique.

Cette partie Iittéraire est la moins étudiée dans l’introduction, ce qui s’explique aisément par l’orientation de la collection oú parait cette édition. L’ouvrage précède de près de trente ans Les rabbins français du XIVe siècle de Renan et Neubauer (1877); le second, qui l’a critiqué, s’en serait-il inspiré? M. Shinan n’en dit rien; il n’examine pas non plus (à part d’utiles mais ponctuels compléments à des références sommairement indiquées par Amador) le rapport à ses sources, principalement les espagnols Rodríguez (1739-1789), dont l’ouvrage passe pour avoir soulevé en son temps des critiques dont Amador a pu tenir compte, et son prédécesseur Nicolás Antonio (1617-1684), le pére de la bibliographie espagnole, qui avait aussi prévu de traiter de la littérature des Arabes en Espagne mais n’avait pu remplir son programme et dont le manuscrit de Bibliotheca Hispana rabinica est conservée à la Bibliothèque Nationale de Madrid; du côté juif, Aboab (env. 1555-1628) et, cité au moins une fois, David Gans (1541-1613).

Une remarque qui saute aux yeux est au moins que, là où Rodríguez (accessible en ligne) procédait, de siècle en siècle, par juxtaposition de notices bio-bibliographiques discontinues avec parfois de trés longs extraits de textes en hébreu, plus souvent en latin ou en espagnol, l’histoire littéraire d’Amador est faite de chapitres courts regroupant plusieurs auteurs en un texte suivi, en fonction de la chronologie mais aussi d’une thématique, et faisant une place moindre, semble-t-il, aux citations, toujours au profit de la lisibilité continue; il s’agit donc moins d’un répertoire et davantage d’une histoire construite et narrative. D’autre part, Amador discute, sur une base philologique, des assertions de son devancier. Ainsi, Rodríguez de Castro assignait aux années 1070, comme premier monument de la langue castillane, la Médecine d’Isaac, antérieure de prés d’un siecle au Poema del Cid, témoin traditionnellement le plus ancien; Amador (pp. 159-165) y reconnait un état de langue plus tardif. Mais, alors que Rodríguez indiquait en début d’ouvrage dans quelles bibliothéques il avait trouvé les livres qu’il avait utilisés, ici rien de tel; il aurait été bon de rechercher si Amador recourait à d’autres sources et s’il traduisait lui-méme les textes allégués, ou réutilisait, et dans quelle mesure, son devancier. Deux premiers chapitres (XI-XIIe s.) font état d’un déclin de l’hébreu au profit de l’arabe et portent le jugement qu’il n’aurait pu en aller autrement en l’absence d’indépendance politique (l’Ed. corrige bien des fautes d’hébreu dans les textes cités, ainsi p. 177-179, textes d’Abraham Ibn Ezra; mais il ne signale pas qu’ «Abraham Halevi ben David ben Daor» ou «ben Dior», p. 179-180, n’est autre qu’A. Ibn Daud [confusion de resh et de dalet]). Une seconde époque commence au XIIIe siècle, le génie d’Alphonse le Sage ayant été d’assimiler à la langue castillane encore balbutiante la science des juifs (ch. III-IV; les traducteurs scientifiques étant mis en avant, on aurait voulu savoir si le texte portait trace [il semble que non] de la lectura d’A. Jourdain, Recherches critiques sur l’áge et l’origine des traductions latines d’Aristote…, édition posthume défectueuse de 1819 ou révision par son fils Ch. Jourdain tout récemment parue [1843]); un bilan lie les persécutions à un repli des juifs sur leur littérature propre en dépit de l’esprit d’investigation qui les poussait à transmettre et à continuer les travaux des Arabes (pp. 200-201), schéma type de I’évaluation libérale et progressiste au XIXe siècle de la place des juifs dans l’histoire culturelle, vulgate à voix multiples où il est peut-étre vain d’essayer d’identifier un précurseur, mais l’Éd. ne l’a pas tenté. Si, donc, au XIVe siècle (ch. V-VI), un déclin scientifique se fait sentir, on enregistre le premier converti notable, Abner de Burgos et son oeuvre en castillan, et l’oeuvre poétique de R. Shem Tov de Carrión, première du genre d’un juif dans cet idiome; que la créativité juive d’intérêt général s’exprime désormais en cette langue parait alors acquis, la production hébraïque citée rapidement se bornant à la littérature rabbinique. La suite de cette histoire est alors surtout celle de la littérature conversa et juive en castillan, les convertis Pablo de Santa María et son frère (?) Alvar García, Alphonse de Cartagene, Jerónimo de Santa Fe, etc., et les auteurs juifs en castillan (David Abenatar Melo, etc.), avec de nombreux extraits de textes en vers, prenant le dessus même si l’énumération bibliographique inclut toujours les auteurs hébreux. Ainsi se confirme le mouvement de cette histoire comme celle de rapport au castillan du savoir et du génie propre des juifs en même temps que de l’abandon progressif par ceux-ci de l’hébreu, annoncé p. 158; le retour des exilés à celui-ci ou à leurs erreurs ancestrales dans des oeuvres castillanes désormais sans mérite littéraire, au XVIIe siècle, marquant la fin de cette histoire.

Amador est sans doute le premier à avoir marqué à quel point l’histoire espagnole, tant sociale que littéraire (ce traitement successif des deux aspects dans un même ouvrage dut être pour beaucoup dans son succes), ne peut s’écrire sans la prise en compte de l’histoire des juifs de la Péninsule, tout en lisant leur destin dans un cadre chrétien traditionnel qui interprete leurs malheurs comme le chátiment de leurs péchés et dans le respect d’une tradition qui ne souffre ni mise en question politique du principe d’unité religieuse ni mise en doute historiographique de l’interprétation des grands moments et des hautes figures de l’histoire nationale. Plus que dans sa sensibilité de traditionaliste modéré et éprouvé par les intolérances de son temps, la nouveauté de son ouvrage, encore aujourd’hui, gît dans le rappel à la fois de l’importance des écrits des juifs ou conversos, en hébreu ou en langue vernaculaire, dans la production intellectuelle espagnole, et de celle de la littérature vernaculaire dans la production écrite du judaïsme espagnol. S’il a pu contribuer à ce que l’on appelle la tolérance ou la compréhension mutuelles, préparer de loin malgré lui le retour des juifs en Espagne, c’est moins par ses prises de positions plus ou moins «progressistes» (plutôt moins), relativement équitables, dans le débat public que par son rappel d’une histoire intellectuelle et littéraire étroitement symbiotique, réalité ancienne évoquée sans nostalgie dans le but déclaré d’augmenter I’étendue et la connaissance du patrimoine national, mais de nature à relativiser les oppositions sommaires; notable engagement d’un chrétien, aprés d’autres historiens de la littérature espagnole, sur un théme dont ailleurs les promoteurs furent des juifs, auparavant en Allemagne avec la Wissenschaft des Judenthums, plus tard en France, de Neubauer à la Société des études juives et à Paul Meyer.

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