Mélanges de la casa de Velázquez, núm. 42/1, 2012

Por Françoise Etienvre.

  La présente édition du Discurso de Forner ne fait en aucun cas double emploi avec celle publiée par le même François Lopez chez Labor en 1973. En dehors des corrections et des compléments ajoutés aux abondantes notes de Forner, elle inclut un index onomastique, absent dans les éditions antérieures, et surtout un long prologue (p. IX-CXVI) d’une exceptionnelle richesse. Une bibliographie actualisée des études sur Forner, suivie d’un recensement sélectif de ses œuvres, complètent les pages préliminaires.

  Le prologue, précise F. Lopez, est une refonte et, plus encore, un prolongement de plusieurs chapitres de sa thèse, intitulée Juan Pablo Forner et la crise de la conscience espagnole, soutenue en 1976, traduite à l’espagnol en 1999, et qui a fait date. Les 90 premières pages du prologue sont consacrées à la vie et aux œuvres de Forner, ce qui peut sembler très (ou trop) traditionnel comme approche. Rien ne vaut, cependant, de suivre quelqu’un de la naissance à la mort pour rendre compte de ce qu’il a été, à condition d’avoir suffisamment de recul et de hauteur pour savoir mettre en relief l’essentiel, et F. Lopez y parvient parfaitement. Choisir ce qui est important pour faire comprendre qui était Forner, le pourquoi de ses prises de position et le contexte dans lequel il a évolué, tel est le but de cette centaine de pages, si riches d’enseignements divers.

   Par petites touches, F. Lopez dresse le portrait d’un Forner beaucoup plus complexe qu’on ne le croit généralement. La postérité a surtout retenu les nombreuses polémiques qu’il a suscitées ou parfois subies. Satires et querelles ne sont certes pas oubliées dans ces pages, mais F. Lopez, sans complaisance à l’égard de Forner, s’efforce de replacer chaque dispute dans son contexte, d’en expliquer les tenants et aboutissants, ce qui permet de mieux comprendre le fonctionnement du microcosme littéraire de cette époque et ses liens avec le politique. C’est une méthode qui apporte souvent un nouvel éclairage, y compris pour des textes aussi connus que la Oración apologética. F. Lopez rectifie les erreurs  commises, tant à propos de la genèse que de l’interprétation de cette apologie. Plus surprenant encore est le rapport qu’il fut le premier à découvrir entre certains passages de la Oración et des textes de Rousseau, sans qu’il y ait pour autant, précise-t-il, adhésion à la pensée et à la démarche du philosophe. Pour F. Lopez, Forner est avant tout un humaniste érudit qui, à l’image d’un Mayans, se montre peu enclin aux constructions spéculatives, non fondées sur des données positives.

    L’érudition, aisément perceptible dans tous les écrits de Forner, va de pair avec une capacité certaine à réfléchir sur la littérature et la poétique espagnoles, et F. Lopez rappelle opportunément l’existence d’écrits de cette nature, injustement ignorés. Forner manifeste aussi un réel intérêt pour la création littéraire, en particulier pour les nouvelles formes théâtrales. Prenant exemple sur son ami Leandro Fernández de Moratín, il compose même une pièce de facture néoclassique (La escuela de la amistad o el filósofo enamorado) qui connaît le succès, bien qu’elle ne soit pas restée dans les annales. Poète, il l’était à ses heures, comme bien d’autres hommes de lettres de son époque, y compris pour encenser Godoy. Faute de preuves irréfutables, F. Lopez se montre prudent quand il évoque les relations du Favori et de Forner. Il rappelle toutefois que ce dernier sut trouver les appuis nécessaires pour se faire nommer à 34 ans fiscal à Séville, puis, à 41ans, fiscal du Conseil de Castille. L’année même de cette promotion, la mort mit fin à une ascension en tout point remarquable.

  Ce prologue permet aussi de mieux connaître les convictions idéologiques de Forner: son opposition à la torture, sa défense (Discursos filosósoficos sobre el hombre) de la religion révélée contre les attaques des philosophes, menée – comme le souligne F. Lopez – de façon beaucoup plus originale qu’un Nonotte. Pour lui, la religion est un ciment fondamental dans une nation, au même titre que l’attachement à la patrie. Fervent défenseur de la monarchie, et même de l’absolutisme quand il est exercé dans l’intérêt général, il se montre particulièrement hostile à la Révolution française, ce qui ne suffit pas à en faire un réactionnaire, comme l’affirme F. Lopez avec des arguments probants.

   La longue réflexion d’ensemble que constitue le prologue est suivie de sept pages destinées à présenter le Discurso, objet de l’édition. F. Lopez retrace avec précision la genèse de ce texte et il rappelle combien l’existence de deux manuscrits, liée à une rédaction en deux étapes, fut source de confusion chez les éditeurs du XIXe siècle. Il ne manque pas de s’interroger sur les raisons de la non publication, du vivant de Forner, de pages dont il démontre l’intérêt en présentant les lignes de force du Discurso. Au point de départ se trouve la dénonciation par Forner des méfaits engendrés par la suppression de la charge de Chroniqueur du Royaume. Cela le conduit à exposer sa conception de l’écriture de l’histoire, qui est à ses yeux un genre littéraire et qui, de ce fait, requiert une unité de style. Dans cet exercice particulier, la Real Academia de la Historia, dont il reconnaît l’utilité, ne peut se substituer à un individu, à ce chroniqueur officiel dont le profil idéal, ébauché par Forner, correspond… à lui-même.

  F. Lopez ne se contente pas de mettre en relief ces idées fondamentales. Il leur donne une dimension supplémentaire en évoquant la connaissance qu’avait Forner des meilleurs historiens, anciens et contemporains, étrangers et espagnols, ce qui donne lieu à d’ intéressantes comparaisons sur la façon de concevoir l’histoire et son rôle dans la cité. Par ailleurs, est suggéré un lien entre les idées politiques exprimées dans le Discurso et sa non publication. Forner y dénonce, en effet, les prérogatives excessives du clergé, tout comme les exactions de la noblesse. Il professe un régalisme radical dont la teneur conduit F. Lopez à s’interroger, avec raison, sur un possible lien avec les déboires de la monarchie française.

  Vient, enfin, le texte même du Discurso, divisé en cinq chapitres non exempts de répétitions, dont les notes érudites peuvent paraître accablantes, et l’on comprend que F. Lopez ait préféré n’apporter que les compléments indispensables. Malgré tout, on l’aura compris, le Discurso présente un réel intérêt pour qui s’intéresse à Forner, à la conception de l’écriture de l’histoire et à la pensée ilustrada. Le prologue, quant à lui, est un véritable régal par l’alliance de culture, de profondeur de vues et d’hypothèses fécondes, qui caractérise les écrits de F. Lopez. On ne peut que féliciter les responsables des éditions Urgoiti de l’avoir convaincu de donner ce dernier témoignage de son exceptionnel talent de chercheur.

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