Dialogues d’Histoire Ancienne, vol. 34/1, 2008

Por Antonio Gonzales.

    L’ouvrage, De Caliclés a Trajano, qu’Antonio Duplá présente dans une introduction monumentale de 90 pages, est une compilation d’articles publiés par Santiago Montero Díaz entre 1935 et 1946. Le titre rend compre des limites chronologiques, de l’époque archaique grecque au second siècle de notre ère, ce qui peut laisser le lecteur contemporain dubitatif quant à une telle perspective scientifique. Une telle amplitude chronologique ne peut pas exiger de la part du savant une totale homogénéité thématique des six travaux ici compilés. Il s’agit plutôt de dégager deux thémes profonds de la pensée de Santiago Montero Díaz qui sont le questionnement de l’État global, en d’autres temps on aurait dit mondial, et le pouvoir personnel. Cette oeuvre singulière, une histoire universelle, si peu coutumière dans l’historiographie espagnole de cette époque, répond à une conception totalitaire de l’État, mais aussi à une conception universelle et impériale. De fait cette histoire est à repenser dans un cadre historique et idéologique bien particulier de l’histoire européenne. C’est ce qu’Antonio Duplá, un des grands spécialistes espagnols de l’historiographie classique, de sa transmission et de sa réception dans les sociétés modernes, notamment fascistes, s’emploie à expliciter dans son introduction.

    Santiago Montero Díaz est né en 1911 à El Ferrol (La Coruña) et mort à Madrid en 1983. Spécialiste d’histoire ancienne, d’histoire des idées et d’historiographie, il est considéré comme un des professeurs titulaires de chaires qui ont conforté les études classiques durant le premier franquisme. Formé à l’histoire universelle et plus particuliérement à l’histoire culturelle, il est le fondateur et le premier directeur de la revue Gerión. Ses publications nombreuses dans les revues espagnoles les plus prestigieuses ne l’empéchent pas d’être un auteur prolifique de synthéses et de manuels universitaires qui touchent à l’histoire ancienne ou médiévale, à la paléographie, l’historiographie, la philosophie de l’histoire, l’histoire de la littérature. S’il publie des ouvrages sur le Moyen Âge et l’Époque Moderne, il fut aussi un antiquisant renommé en Espagne avec des ouvrages tels que De Caliclés a Trajano (1948), mais aussi des Estudios sobre política del mundo antiguo (1948), un Alejandro Magno(1944) ou un Juliano el Apóstata (1969) qui peut avoir quelque consonance personnelle. En effet, militant des JONS, rédacteur de nombreux essais et discours politiques à la gloire du franquisme, admirateur des régimes fascistes durant la seconde guerre mondiale, son soutien au franquisme se fait plus distant au début des années 1960, période qui correspond aussi à une évolution du franquisme, avant de devenir un opposant à Franco, ce qui lui vaudra d’être suspendu de sa chaire sans traitement entre 1964 et 1966 et à une forme de nomadisme universitaire dans de nombreuses universités hispano-américaines.

   Dans sa présentation de l’auteur, Antonio Duplá insiste sur la complexité du parcours biographique, intellectuel, politique et scientifique de celui qui restera néanmoins comme un historien soutien du régime franquiste dès la première heure, malgré son opposition que l’on peut qualifier de tardive et peut-être d’un peu opportuniste.

    Homme d’une grande érudition, il voit sa formacion intellectuelle, initiée à Saint Jacques de Compostelle, complétée et transformée par un séjour en Allemagne en 1933 ou il assiste, outre au Historische Seminar de Caspar et auRomanische Seminar de Gamillscheg, à la mise en place du régime nazi ce qui aura une incidente notable sur son adhésion aux idées fascistes. Devenu professeur d’Histoire universelle du Moyen Âge à Murcia en 1936, il devient doyen de cette même université en 1939 avec la victoire franquiste. Il prononce, à cette occasion, le discours de rentrée de l’année universitaire 1939-1940, sur un théme d’allégeance au nouveau régime, “L’Université et l’origine du nacional-syndicalisme”, un peu sur le modèle du ralliement de plus de sept cents professeurs d’universités dont Berve, Ziebarth et von Premerstein, à Hitler dans un manifeste de 1933. En 1941, il devient professeur d’Histoire universelle ancienne et médiévale à Barcelone, puis la même année celle de l’Université Centrale de Madrid. Assurant un enseignement en histoire ancienne, en histoire de la philosophie antique et en histoire des religions, sa chaire devient dés les années 1940 une chaire d’histoire universelle de l’Antiquité jusqu’à sa retraite en 1981 et ce malgré son expulsion à la suite des gréves universitaires de février 1965. Auteur d’une Histoire universelle ancienne et médiévale parue en 1943, il inscrit dés cette époque son travail scientifique et pédagogique dans une dynamique didactique -méthodologique et pédagogique- de l’enseignement de l’histoire qui doit prendre en compte des thémes aussi variés que ceux de l’histoire politico-militaire, sociologique, constitutionnelle, religieuse, artistique et intellectuelle comme de la vie quotidienne. Cet investissement didactique sera formalisé en 1954 dans un article, “Le magistére comme mode de vie”, qui est écrit sous l’influence des Lebensformen de Spranger pour qui le «maitre» ese le fondement de toute société parce qu’il lui donne ses structures religieuses, théoriques et sociales.

    Son oeuvre d’historien spécialiste d’histoire universelle est marquée, au début de sa carriére, par l’idéalisme allemand et le providentialisme chrétien. Ces traits premiers marqueront définitivement son oeuvre qui est construite autour du triptyque de la centralité de l’individu et de la volonté dans l’histoire, de la centralité du christianisme et du spiritualisme de l’histoire, avec quelques emprunts à Dilthey, comme histoire fondamentalement universelle. Revendiquant Hegel et Spranger qui définit l’homme comme un homo theoreticus, oeconomicus, aestheticus, socialis, politicus et religiosus -caractéres que Montero Díaz attribue, par exemple, à Isidore de Séville-, il rejette le matérialisme et le rationalisme historique comme le biologisme de Spencer et la morphologie philosophico-culturelle de Spengler. La conception de l’histoire développée par Santiago Montero Díaz se définit par un caractére individualiste et volontaire opposé au positivisme, au biologisme, au déterminisme et a toute pensée abstraite qui pourrait remettre en cause l’autonomie individuelle dans les processus historiques. Ce personnalisme particulier, loin de celui de Bergson cependant, est une critique fondamentale des philosophies du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Le modele théorique revendiqué est celui des moralistes du XVIIe siècle, parmi lesquels il faut sans doute distinguer Gracián. Les caractères ainsi définis selon les principes de Spranger lui permettent de penser que l’histoire, en tant que discipline scientifique, s’applique à quatre processus différents mais simultanés : l’histoire politique, «externe», scène del’homo oeconomicus, socialis et politicus; l’histoire des idées, de la pensée et des sciences, domaine de l’homo theoreticus; l’histoire de la spiritualité et de la transcendance, sphére del’homo religiosus; et enfin l’histoire de l’art, au sens le plus large, celui de l’émotion esthétique, a-logique, domaine de l’homo aestheticus, anti-universitaire d’un certain point de vue. Cette démarche historique n’est possible que si l’on respecte une triple exigence: philosophie de l’histoire, méthodologie historique et critique historique qui s’appliquent au fait historique. Le modèle revendiqué est celui de l’Humanisme européen et singulièrement ceux de Guicciardini, de Luis Vives ou de Luis Cabrera de Córdoba qui développèrent leur vision de l’histoire sur un héritage méthodologique antique et médiéval.

    Antonio Duplá, pour mieux faire comprendre le contexte de production de l’oeuvre historique de Santiago Montero Díaz, s’appuie sur une étude récente de Mario Mazza intitulée Storia Antica tra le due guerre dans laquelle l’historien italien analyse les changements idéologiques et historiographiques opérés dans les milieux universitaires italien et allemand en connexion avec l’émergence d’une pensée réactionnaire qui conduira à l’établissement des régimes fascistes en Europe. Le modèle de Mario Mazza s’applique au cas espagnol et singulièrement à Santiago Montero Díaz même si le processus d’arrivée au pouvoir est différent. Pour comprendre le développement de cette conception réactionnaire de l’histoire, il faut tenir compte du rapport entre individu, masse et État dans leur relation avec le dépérissement de la politique qui peut transformer l’homme de politès en Übermensch. Dans cette perspective, les centres d’intérét en histoire ancienne se tournent vers les périodes de crise notamment avec Alexandre et la période hellénistique, ainsi que la période tardo-républicaine et l’ascension d’Auguste en lien avec les uirtutes des Romains, modèles d’un nouvel oikoumène avec un princeps Übermensch. Il faut dire qu’en Italie, par exemple, domine l’historicisme idealiste de Croce et de Gentile, comme l’idéalisme spiritualiste domine dans la République de Weimar. L’histoire est donc politique. On rejette l’histoire économique et sociale au profit de la Geistesgeschichte ou de l’Ideengeschichte influencées par le «troisième humanisme» de Werner Jaeger développé dans les deux premiers chapitres dePaïdeia publiés en 1933 et son application au monde romain par Heinze, un des auteurs qui s’intéressent très tôt aux concepts d’auctoritas et de fides entre autres en les concevant comme Wertbegriffe et comme éléments idéologico-politiques de la morale romaine. Les Romains sont des Machtmenschen, c’est-à-dire des hommes politiques selon Heinze. Cette pensée n’est en rien nazie, les idéologues du NSDAP critiquent d’ailleurs le spritualisme de Jaeger et de Heinze accusés de ne pas reconnaitre le caractère éminent du germanisme que Himmler favorise au détriment de l’hellénisme et de la romanité en développant une archéologie nazie, germaniste et raciste sur les conseils d’Alfred Rosenberg et de la SS. Montero ne se sent pas proche de cette conception extrémiste et se rapproche plutôt de la vision de Berve, membre du parti nazi, mais hostile à la vision «nordique» développée par l’archéologie SS. Farouche défenseur de la centralité de l’histoire politique, Berve place l’individu au coeur de la problématique politique tout en se différenciant de l’indo-germanisme ou du germano-nordisme développée par Schachermeyr et Eberhardt comme de l’anti-romanité développée par la Germanenideologie. De fait, Santiago Montero Díaz ne peut se retrouver dans des positions aussi radicales qui, en outre, ouvrent des conflits permanents avec la hiérarchie catholique en raison du paganisme revendiqué par la SS et du mépris affiché pour la civilisation gréco-latine.

    Le point de vue de Santiago Montero Díaz n’est pas comparable cependant à cette conception raciste de l’histoire et de l’archéologie sans que l’on puisse pour autant l’exempter de racialisme pour ce qui concerne son approche des cultures de la péninsule Ibérique qu’ils distinguent en «race» basque, «race galicienne», «race» celtibérique, etc, selon les critères racialistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Usurpant la culture classique au profit d’une idéologie conservatrice, au sens que Luciano Cantora donne à cette usurpation dans Le vie del classicismo (1989), Santiago Montero Díaz met en exergue, dans son écriture de l’histoire, les acteurs individuels exceptionnels. S’inspirant des travaux de Heinze et de la collection lancée en 1923 à Stuttgart par E. Marcks et K. A. von Müller, Meister der Politik, des études prosopographiques et hagiographiques nées de l’écriture de l’histoire par les auteurs antiques, Montero Díaz s’attache à dégager, à partir des priscae uirtutesromaines, les traits des vertus morales et nacionales du «peuple espagnol» que le franquisme va hypertrophier dans le sens du nationalisme et de l’exclusion.Priscae uirtutes et Lebensformen de Spranger lui offre de croiser les portraits d’«hommes illustres» tantôt dans des conférences de mobilisation idéologique ou il peut souligner les caractéres exceptionnels de Mussolini et de Hitler, tantôt dans des articles ou des monographies consacrés à des personnages clefs de l’histoire ancienne. De ce point de vue la biographie d’Alexandre, publiée en 1944, se propose d’être un modèle du chef idéal, du welthistorische Individue, au sens de Hegel, c’est-à-dire de l’homme capable de donner forme à une entité globale, ici à un empire mundial. Au moment où est publiée cette biographie de vulgarisation, Hitler et Mussolini ne sont plus en mesure de porter cet idéal, mais Franco, proclamé héritier des idéologies impériales anciennes et modernes, devient la figure emblématique du princeps Übermensch.

    Partisan d’un État mundial, Santiago Montero Díaz aurait pu centrer son intérêt sur l’Empire romain. Cependant, il préfère consacrer sa réflexion à la civilisation hellénistique, porteuse pour lui, des concepts politiques, culturels et philosophiques clefs de sa vision d’un empire mondial. Alexandre et la philosophie stoïcienne sont la clef de voûte de son argumentation en faveur d’une histoire universelle, de l’Orbis terrarum, au service d’un État mondial,patria communis. Ce «bricolage» idéologique s’appuie sur une reconstruction de l’histoire du monde antique où se complète la profondeur spirituelle de la civilisation grecque classique et hellénistique (Winckelmann, Wolff, Droysen, Berve, Müller, Jaeger…), le diffusionnisme romain aprés 146 avant notre ère (Niebuhr, Mommsen, Meyer, Rostovtzeff, Meyer, Kornemann, Pais, De Sancris, Homo…) et le spiritualisme augustinien. De fait, le rapport de Santiago Montero Díaz à l’Antiquité est fortement marqué par le vitalisme de Dilthey et l’idéalisme néo-kantien de Rickert qui conduisent, avec les relectures de Spranger et de Spengler, à un élitisme pessimiste bien représenté en Espagne par la philosophie de J. Ortega y Gasset. Dés lors, notre auteur peut faire une synthèse, a priori contradictoire pour un phalangiste des JONS, entre autoritarisme, providentialisme catholique et individualisme de la volonté. C’est ce dernier aspect de sa pensée qui sera le vecteur commun à tous ces écrits. Lorsqu’il s’éloigne du franquisme de ses origines, il conservera de l’individualisme de la volonté le trait saillant de la singularité des parcours. C’est ainsi qu’en 1959, lorsqu’il publie un article sur “La jeunesse romaine face à Catilina”, il adopte les outils et les méthodes de l’historiographie moderne dans l’utilisation et l’analyse des sources qui font de cet article un moment central de sa vie intellectuelle qui rompe avec une rhétorique idéologique et le place désormais dans le camp des opposants à Franco.

    L’ouvrage ayant pour titre De Caliclés a Trajano est une compilation de six articles sur l’Antiquité parus dans les années 1940, à l’exception de celui consacré à l’empereur Trajan qui fut initialement publié en 1935. Le sous-titre, «Études sur l’histoire politique du monde antique», correspond aux tropismes de l’auteur: histoire universelle et welthistorische Individue. Publié en 1948 par l’Institut des Etudes Politiques créé en 1939 par les phalangistes radicaux de la FET et des JONS, le livre s’inscrit dans une politique de publication de travaux militant pour un État mondial et une perspective impérialo-universaliste au moment-même où l’Institut réoriente ses perspectives idéologiques vers un national-catholicisme social en raison de la défaite des puissances de l’Axe et de l’isolement de l’Espagne sur l’échiquier européen et international. Le premier article, “El individualismo político en el pensamiento griego” est une lecture synthétique des mutations politiques et idéologiques de la polis grecque de la période archaique à l’époque hellénistique. Les mutations structurelles peuvent être regroupées autour de trois mutations essentielles pour Santiago Montero Díaz: la prise de conscience interhellénique avant d’être panhellénique, les bouleversements économico-sociaux et l’émergence d’une économie basée sur la main d’ouvre servile. Ces mutations sont accompagnées par un spiritualisme nouveau fondé sur le dionysisme, en contrepoint des formes apolliniennes et en phase avec la lecture nietzschéenne de l’opposition dialectique entre être collectif et être individuel qui est aussi le moyen, pour l’auteur, de donner une lecture chrétienne de la spiritualité antique. Dans cet article, il est aussi question du philosophe Caliclés, invention de Platon dans le Gorgias, mais qui pour Santiago Montero Díaz joue un rôle essentiel dans le développement de la contestation de la démocratie, dans la nécessaire relativisation du droit et de la loi. A l’inverse, Caliclés est le héraut de l’affirmation de l’individualité du plus fort, du plus courageux et du meilleur. Cette défense de la loi du plus fort s’oppose à celle des plus faibles qui inventent une loi positive pour tenter d’effacer leur infériorité. La défense d’une loi du plus fort, d’une Herrenmral, conduit notre auteur à dénoncer la démocratie comme régime des faibles et à trouver dans l’individualisme volontaire d’un Alexandre la voie de l’élitisme antidémocratique créateur d’énergie, de volonté politique impérialoe et d’universalisme culturel. Le caudillo avait à sa disposition un modéle de l’efficacité politique et idéologique selon Montero Díaz.

    Le deuxiéme article qui porte sur “Filipo V y el sueño del Imperio” est plus descriptif et historique que théorique. Il s’agit ici d’analyser les relations du roi de Macédoine avec les ligues étolienne et achéenne, et l’Épire lors de son conflit avec Rome à la fin du IIIe siècle et au début du IIe siècle avant notre ère. La volonté impériale de Philippe V est analysér avec des concepts qui ont une implication moderne évidente. La complémentarité de l’idée nationale en relation avec la conscience impériale comme moyen de permettre à la conscience nationale de se pérenniser par la conquête d’un empire territorial sur lequel on diffusera la culture nationale du vainqueur est en prise directe avec l’idéologie ambiante des puissances de l’Axe et du nationalsyndicalisme des phalangistes espagnols. Les analogies avec l’actualité des années trente et quarante est évidente. L’impérialisme de Philippe V proclamé «défensif» par Montero Díaz est une justification apportée à la politique agressive de l’Allemagne commencée vis-à-vis des Sudètes et l’Anschlus de l’Autriche. La Première guerre de Macédoine est pour lui l’occasion de relativiser le romano-centrisme de l’historiographie latine née de l’écriture de Polybe, de Tite-Live et de Virgile. Si la domination «mondiale» ne fait plus de doute aprés la défaite de Persée à Pydna en 168 avant notre ère, Montero Díaz, dans un excés de philhellénisme, tient à célébrer ceux qui, à Cynécéphale, Corinthe ou Numance, défendirent selon lui une autre conception du monde et de la vie.

    Dans “Estoicismo e historiografía”, Santiago Montero Díaz tient à évaluer l’influence de la philosophie stoïcienne dans les idées antiques et singulièrement dans l’oeuvre de Polybe. Les conquêtes d’Alexandre ouvrent le monde hellénique à de nouveaux horizons. La synthése gréco-orientale à laquelle a procédé Alexandre fait sortir les poleis grecques de leur localisme politique, linguistique et culturel pour se retrouver projetées dans un monde marqué par l’oikoumène et la koiné. Dans cet espace dynamique et cosmopolite, on assiste au développement d’un vaste processus de rationalisation, symbolisé par une ouverture des sciences et des savoirs empiriques et positifs, mais qui s’accompagne d’un certain appauvrissement métaphysique selon l’auteur de l’article en question. L’universalité de la nature humaine et l’égalité humaine, principes établis par Zénon et les premiers philosophes du Portique, sont au coeur de la domination romaine et de l’adhésion des élites pour Santiago Montero Díaz qui veut christianiser cette philosophie tout en faisant des figures de Zénon, Polybe ou Sénéque les emblémes du conseiller du prince dans sa volonté impériale. Polybe est pour lui celui qui éléve l’histoire à un stade universel en raison même du rapprochement entre la description d’événements historiques, l’idée d’une universalité du processus historique, la préoccupation pour la causalité, la volonté d’une confrontation critique des sources, la théorie de la certitude face aux démarches scéptiques et une préoccupation éthique et morale.

    Dans “Historia y política en la praetexta Octavia” Montero Díaz s’attarde sur la fabula praetexta, drame sur un thème historique qui nous plonge au coeur du régne de Néron. Le thème porte sur la volonté de Néron d’éliminer Octavie pour épouser Poppée. Ce texte que la tradition attribuait à Sénéque est revu par Santiago Montero Díaz qui penche plutôt pour l’oeuvre d’un disciple et une publication postérieure aux morts de Sénéque et de Néron, más oeuvre qui s’inscrit dans la tradition stoïcienne. Dans son article sur “Moderato de Gades en la crisis del pensamiento antiguo”, Montero Díaz continue une réflexion d’ordre philosophique qui touche à ce représentant du second platonisme et de l’école néo-pythagoricienne en Méditerranée occidentale à l’époque de l’empereur Domitien. Selon Porphyre, néo-platonicien et biographe de Plotin, Moderatus a été l’auteur de onze livres de doctrine pythagoricienne rédigés en grec, ce qui constitue pour Santiago Montero Díaz le signe de la grécité du milieu gaditan et surtout du dynamisme de la spiritualité hellénique que Moderatus aurait réussi à synthétiser dans une oeuvre de fusion entre la tradition pythagoricienne et l’oncologie platonicienne qui influencera Plotin, figure la plus remarquable du néo-platonisme. Pour notre auteur, de la fin de la République à Trajan, Rome connut une période de profonde crise de la religion romaine traditionnelle surtout dans les milieux urbains. De nouvelles philosophies rationalistes d’origine grecque ou orientale s’imposérent. Dans les élites, ce fut le stoïcisme qui triompha malgré les tentatives de Domitien, par exemple, pour revigorer les cultes traditionnels ou encore malgré les tentatives de nouvelles spiritualités basées sur des traits romains comme le néo-platonisme de Nigidius Figulus. C’est dans ce dernier mouvement qu’il faut inscrire Moderatus pour Santiago Montero Díaz qui voit dans le philosophe gaditan le précurseur de l’universalisme de Saint Augustin et d’Orose. Universalisme, hispanité et christianisation des philosophies antiques permettent à notre auteur de s’approprier les spiritualités antiques et de les mettre dans une perspective idéologique national-catholique conforme au régime franquiste.

    Un sixième article clôt cette compilation d’articles sur l’Antiquité. “Retrato de Trajano” est à l’origine un compte rendu, publié en 1935, d’un ouvrage d’Eloy Bullón, un professeur de droit. Le ton de cet article rédigé dans le contexte de l’émergence fasciste des années 1930 dans la péninsule Ibérique, avant son accession aux responsabilités universitaires, est d’un ton trés différent des autres articles du volume. Son insertion par Santiago Montero Díaz tend à prouver que l’auteur ne renie pas ses écrits de jeunesse. La clef de voûte de la démonstration est l’hispanité de l’empereur originaire d’Italica. S’appuyant sur une conception anhistorique de l’idée de nation, sur des caractéristiques qui serait spécifiques et immuables au cours des temps, Montero Díaz donne un portrait de Trajan qui s’inscrirait dans les traits constitutifs du caractère essentialiste de l’identité espagnole. Les vertus militaires, rurales pour Montero Díaz, sont un autre trait du provincialisme de la Bétique et de son bon sens qui aurait fécondé le renouveau de l’Empire. Trajan est un autre représentant de cette hispanité éternelle que Sénéque, à sa manière, a refondée en donnant les traits de la philosophie stoïcienne à ce renforcement intellectuel et spirituel. La démonstration s’appuie sur un support idéologique qui est celui des JONS et qui met en exergue l’impérialisme civilisateur anticapitaliste. De ce point de vue, Santiago Montero Díaz est héritier des théses de Basterra sur l’impérialisme «préventif» défenseur de la civilisation contre la barbarie et le «Césarisme» comme garantie de l’unité et de la force d’un État dont la finalité est d’être mondial. Basterra comme Tovar, théoricien de la phalange et antiquisant, s’appuie sur les théses économistes et capitalistiques de Meyer et de Rostovtzeff. Trajan est pour tous ces théoriciens celui qui a réintroduit les valeurs de la ruralité, a relancé l’impérialisme et a renoué avec le modèle augustéen. Une autre caractéristique commune est celle d’un anticapitalisme et d’un antiprolétariat réactionnaires propres aux premiers fascismes.

    On raconte que Mommsen aurait dit qu’il était impossible à celui qui avait vécu les convulsions de son époque d’écrire une histoire sine ira et studio, c’est-à-dire -c’est nous qui traduisons- sans passion ni parti pris comme le croyait ou du moins l’écrivait Tacite dans ses Histoires, I, 1, 3. Cet avertissement s’applique bien sûr à l’oeuvre de Santiago Montero Díaz qu’il faut aborder aujourd’hui avec beaucoup de circonspection mais aussi d’intérêt historiographique pour comprendre que l’écriture de l’histoire est oeuvre humaine comme le suggère l’introduction d’Antonio Duplá. Anachronique, eu égard à l’historiographie européenne de l’époque, l’oeuvre de Santiago Montero Díaz est d’abord d’un intérêt péninsulaire. Ce serait pourtant négliger une dimension essentielle de la republication annotée et commentée de ce genre de travaux. En effet, lire De Caliclés a Trajano aujourd’hui sert à mieux comprendre comment une historiographie totalitaire a pu se développer à l’abri des courants multiples de l’histoire en train de s’écrire ou comment l’heuristique peut aussi produire la monstruosité.

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