Dialogues d’Histoire Ancienne, 37-1, 2011

Polysémie d’une eeuvre scientifique: enjeux scientifiques, enjeux culturels et constructions identitaires

 

La republication de cet ouvrage majeur de Père Bosch Gimpera s’inscrit dans le projet de réédition, chez Urgoiti, á Pampelune, des œuvres majeures de l’historiographie concernant l’Espagne. Cette publication revêt en outre un intérêt socio-politique de premier ordre dans le contexte d’une réaffirmation «nationaliste» chez un certain nombre de groupes politiques catalans avec une volonté de rupture du pacte démocratique né á la suite de la transition après 1975. L’Etnologia est donc une œuvre á relire et á méditer autant pour son caractère historiographique que pour son contexte de production et ses finalités politiques.

Avec une introduction de 139 pages de Jordi Cortadella Morral en Castillan –l’Etnologia de la Península Ibèrica est rédigée en catalan par Bosch Gimpera–, une bibliographie de 103 pages et des documents tirés de fonds d’archives qui viennent s’ajouter aux 660 pages de texte et aux 542 illustrations, ce titre constitue une somme d’informations historiques et historiographiques de première importance pour comprendre les enjeux méthodologiques et politiques des débats sur la construction identitaire péninsulaire avant la Guerre Civile –la première édition date de 1932– et lors de l’exil de Père Bosch Gimpera, comme nombre de «républicains» espagnols au Mexique.

Dans son introduction, Jordi Cortadella s’intéresse aux deux moments de l’histoire de l’ouvrage, d’abord á sa production liée au contexte spécifique de la tradition historiographique catalane et son insertion dans le contexte du catalanisme politique et culturel du Noucentisme. Ensuite, Jordi Cortadella s’intéresse aux raisons d’une telle production du point de vue historiographique et aux relations tendues entre l’auteur et son mécène, l’homme politique de la Lliga Regionalista, Francesc Cambó.

La publication de l’Etnologia de la Península Ibèrica s’inscrit á la fois dans la continuité et dans la rupture avec les productions faisant autorité dans l’archéologie de la péninsule Ibérique[1]. La réception de l’ouvrage fut bonne si l’on en croit les comptes rendus parus dans les revues française (Revue Archéologique), allemandes (Mainzer Zeitschrift, Klio) et anglaise (Antiquity). Si l’influence de l’Etnologia fut immédiate dans la production scientifique espagnole et trouve sa principale manifestation dans l’ouvrage de Lluis Pericot, Historia de España. Historia general de los pueblos hispanos (1934), la victoire de Franco entraîna une condamnation des hypothèses de Bosch Gimpera en trois temps. D’abord, Julio Martínez Santa-Olalla, dans son Esquema paletnológico de la Península Ibérica (1941), défend une vision unitaire nationale depuis l’Áge du Bronze. Puis la Historia de España (1947-1954), sous la direction de Ramón Menéndez Pidal, défend des thèses, sous sa plume et celles d’Alberto del Castillo et de Martin Almagro Basch, á l’opposée de celles de Père Bosch Gimpera. Enfin, les années 1950 sont aussi celles d’un tournant épistémologique qui voit passer l’archéologie espagnole d’une conception étiologique á une approche fonctionnaliste des cultures préhistoriques, ce qui conduit á une critique conceptuelle et méthodologique de l’œuvre de Bosch Gimpera par Julián San Valero notamment qui voit dans l’Etnologia une visión excessivement typologique et un localisme régionaliste injustifiés[2]. La parution, en 1967, de l’ouvrage collectif, Las raices de España, sous la direction de José Manuel Gómez Tabanera, marque la fin de l’approche polémique et fait de l’Etnologia un monument de l’historiographie espagnole de la pré et protohistoire de la péninsule Ibérique.

Quoi qu’il en soit, l’Etnologia n’est pas intelligible si on ne tient pas compte de la formation intellectuelle de Bosch Gimpera qui, lors de séjours de formation á Berlin et sous la tutelle scientifique de Gustav Kossinna, entreprit d’aborder l’histoire des populations de la péninsule sur une base ethnique. Sa méthode scientifique s’appuya donc sur la connaissance des cultures archéologiques, des relations typologiques et des continuités culturelles sur un modéle diffusionniste des populations. La conception de Kossinna n’en demeure pas moins une conception racialiste qui légitime politiquement les velléités impérialistes ou les replis nationalistes sur la base d’une ethnogenése de «droit historique».

Toutefois, le parcours intellectuel de Pére Bosch Gimpera ne peut être résumé par cette seule approche. Il faut distinguer en fait trois grands moments dans sa vie qui, chacun á leur maniére, contribuent á la formation d’une œuvre homogéne méthodologiquement: une carriére intellectuelle de 1915 á 1930, une carriére politique de 1931 á 1939 et une suite d’exils de 1939 á 1974. De même, son œuvre scientifique s’articule autour de trois problématiques essentielles : la connaissance et la synthése des acquis de l’archéologie catalane, mises en relation avec les dynamiques européennes de l’époque pour les intégrer dans une réflexion globale á l’échelle du bassin méditerranéen.

Sa formation intellectuelle en Allemagne avec August Frickenhaus, Hubert Schmidt et Adolf Schulten lui avait procuré un langage heuristique, mais pas une expérience de terrain. Nommé directeur du Servei d’Investigacions Arqueològiques, il fut chargé des fouilles du Bas Aragon jusqu’en 1923 et décrocha le poste de professeur de l’Université de Barcelone avec une chaire en Histoire Universelle de l’Antiquité et du Moyen Áge. C’est dans ce cadre institutionnel qu’il méne á bien un travail de systématisation de la collation des sources bibliographiques, de l’historiographie et des données de terrain qu’il inventorie avec ses disciples (Lluís Pericot, Alberto del Castillo, Josep de C. Serra Ráfols). Ces données furent publiées dans Prehistória Catalana en 1919, La arqueología preromana hispánica en 1920, dans une premiére version des Fontes Hispaniae Antiquae en 1922, ainsi que dans des articles du Real Lexikon der Vorgeschichte de Max Ebert de 1924 á 1932.

Sous la dictature de Primo de Rivera, Père Bosch Gimpera réoriente son activité scientifique au sein de l’Associació Catalana dÁntropologia, Etnologia i Prehistoria qui facilitera la publication de la monumentale Razas humanas en 1928. Depuis 1924, il dirigeait simultanément le Servei d’Investigacions Arqueològiques et le Servei de Conservació de Monuments. Les années 20 sont aussi, pour lui, les années de la reconnaissance internationale avec sa nomination comme membre de l’Institut archéologique allemand (DAI) en 1922 et de l’Académie des Inscriptions et belles lettres en France. Alors qu’il est Doyen de la Faculté des Lettres et de Philosophie (1931-1933), il publie, en 1932, l’Etnologia de la Peninsula Ibèrica, avant de devenir Président de l’Université de Barcelone (1933-1939) avec une suspension administrative, en 1934, pour avoir assisté avec d’autres collègues á une réunion au cours de laquelle Lluís Companys, président de la Generalitat de Catalogne, proclama la création d’un Etat catalan dans une république fédérale espagnole. Pour autant, son activité en faveur de l’archéologie catalane et ibérique ne faiblit pas pendant cette période, puisqu’il obtient la création d’un musée d’archéologie de Catalogne en 1935 et anime les fouilles menées á Ampurias de 1933 á 1937, fouilles qui seront stoppées par la guerre.

En février 1939, Père Bosch Gimpera doit s’exiler d’abord en France, puis en Grande-Bretagne oú il obtient, grâce á John Myres et á la Society for Protection of Research and Learning, un poste au Magdalen College. En juillet 1940, il part pour le continent américain et s’installe au Mexique en 1941 oú il sera nommé á l’Ecole Nationale d’Anthropologie et d’Histoire (ENAH) et á l’Université Nationale Autonome de Mexico (UNAM). Ses années mexicaines, mais aussi salvadoriennes, guatémaltèques, panaméennes et cubaines, de 1941 á 1947, furent l’occasion de refondre ses éditions de la Historia de Oriente (1947), de El poblamiento antiguo y formación de los pueblos de España (1944) ou d’éditer une polémique História de Catalunya (1946).

C’est avec l’appui de Jaime Torres Bodet, directeur de l’UNESCO et ancien ministre mexicain de l’Éducation, que Bosch Gimpera peut séjourner á Paris en tant que directeur de la section de philosophie et des humanités de l’UNESCO. Il déploie alors une intense activité organisationnelle et une politique de reconstruction scientifique á l’échelle internationale qui ne l’empêcheront pas de diriger la création du Corpus Antiquitatum Americanensium.

De retour á Mexico en 1954, il obtient un poste de chercheur á l’Institut d’Histoire, section Anthropologie de l’UNAM. C’est dans ce cadre, mais en marge de l’anthropologie officielle américaine, qu’il publiera El problema indoeuropeo (1960) et sa Prehistoria de Europa (1975), ainsi qu’une nouvelle édition de son Historia de Oriente (1970). Reconnu et admiré au Mexique, Père Bosch Gimpera n’eut pas de disciples mexicains. En Espagne même, depuis son exil, son héritage intellectuel est á nuancer, même si avant 1939, á Barcelone, il réussit avec Péricot, del Castillo et Serra Ráfols á constituer un groupe cohérent scientifiquement et méthodologiquement. Si Bosch Gimpera n’a pas eu une démarche uniforme, on peut lui reconnaître, ainsi qu’á son «école», la volonté de mettre en relation préhistoire et histoire dans une perspective large s’appuyant sur des problématiques archéologiques, en privilégiant la diffusion au détriment de la convergence comme facteur des changements culturels et en inscrivant les spécificités locales péninsulaires dans un contexte «pan-méditerranéen».

C’est pourquoi l’Etnologia de la Península Ibèrica fut d’emblée un objet de polémique. Sa parution, en 1932, se fait dans un contexte politique tendu, á Madrid, oú, aux Cortès, on s’affronte violemment sur le statut d’autonomie de la Catalogne. La Guerre civile éclipsera le débat scientifique pour polariser l’affrontement autour des points de vue «nationalistes» ou «autonomistes» du Catalanisme et les discours centralistes et uniformisateurs du franquisme. L’originalité de l’œuvre de Bosch Gimpera qui tient dans la nouvelle définition qu’il donne aux notions de «cultures» et de «peuples» entendues comme «cultures matérielles» et «ethnogenèse» déclenche la haine du nationalisme franquiste. S’appuyant sur les synthèses d’Obermaier[3], de Mendes Corrèa pour tout ce qui concerne le Portugal, de Carpenter[4] pour la colonisation grecque, de Schulten[5] pour l’archéologie et la philologie classiques et d’Aranzadi pour le Pays Basque. On comprendra que l’Etnologia, á l’origine, de 711 pages, divisé en 29 chapitres et six parties, plus des annexes illustrées de 542 figures, ait connu un certain succès hors de la péninsule Ibérique, notamment en Allemagne et en Grande-Bretagne, en raison de l’utilisation d’une méthodologie innovante, mêlant l’anthropologie y compris physique, l’histoire culturelle, l’archéologie, la philologie, le tout dans une perspective pluridisciplinaire.

Pour Bosch Gimpera qui s’inscrit dans la lignée des travaux d’Obermaier et de l’abbé Breuil, la culture «franco-cantabrique» et capsienne représentent les deux unités ethniques de la péninsule Ibérique. Il développe l’hypothèse qu’elles auraient donné naissance á deux conceptions artistiques parfaitement différenciées dans l’art rupestre «franco-cantabrique» (représentations animalières isolées) et dans l’art de l’Est et du Sud de la péninsule (scènes complexes avec animaux et hommes), traduisant pour lui, des psychologies ethniques différentes. On sait aujourd’hui, á la suite de la mise en évidence des cultures aurignacienne, solutréenne et magdalénienne que la perspective capsienne n’a plus de sens archéologique et ce fut l’élève de Bosch, Péricot, qui, le premier, mit en relief ce nouveau schéma interprétatif en rupture avec les thèses de son «maître».

Pour ce qui concerne les peuples préhistoriques, Bosch Gimpera distingue lá aussi deux grands ensembles constitués pour l’un par la culture mégalithique «portugaise» et, pour l’autre, par la culture du «vase campaniforme», toutes deux issues de la culture dite des « cavernes ». Avec l’apparition de la culture dite «portugaise», il introduit un paradigme « invasionniste » qui expliquerait la diffusion d’une culture mégalithique partant du Portugal et de l’Estrémadure qui se serait répandue en Andalousie, jusqu’á l’apparition d’un mouvement contraire impulsé depuis Almeria en direction de l’Ouest et du Nord. Pour lui, la continuité d’une culture matérielle était le signe de la pérennité ethnique. C’est pour cela qu’il crut en une spécificité occidentale et autochtone. Pere Bosch Gimpera rompt alors avec les interprétations des frères Siret sur la culture dite de « Los Millares », dans laquelle ils voyaient une culture née avec l’arrivée d’un peuple oriental et sur celle dite d’ « El Argar » qui aurait été le résultat d’une invasion par des Celtes d’Europe Centrale durant l’Áge du Bronze. En fait, pour Bosch Gimpera, « Los Millares » étaient le résultat d’une invasion de la « culture mégalithique portugaise » et « El Argar » le moment culminant d’une renaissance indigène appelée « culture d’Almeria ». Qui plus est, cette culture aurait eu de nombreux points communs avec les cultures du Sahara, observables á partir des formes des pointes de flêches, des céramiques sans décor et des sépultures de fosse avec ou sans tumulus non mégalitique. Les populations de la région d’Almeria auraient affronté alors les incursions de peuples venus d’Afrique du Nord pour prendre posses¬sion des richesses métallifères. Ces derniers se seraient progressivement sédentarisés et transformés, sans perdre leur rudesse originelle, en pasteurs, agriculteurs et mineurs, ce qui les aurait distingués de la culture « campaniforme ». Dans son schéma, les éléments essentiels de la « culture d’Almeria » étaient les suivants : des habitats fortifiés de hauteur, des sépultures en fosse non mégalithiques recouvertes de pierres et d’un tumulus, de la céramique sans décoration, la substitution de la pierre et du silex par le cuivre et le bronze … Cette typologie se serait maintenue jusqu’á l’Áge du Bronze, ce qui expliquerait que « El Argar » eút constitué alors le développement le plus abouti de la culture de « Los Millares ».

Comme pour l’époque de « El Argar », Bosch Gimpera trouve de nombreuses occurrences typologiques á travers la péninsule qui le conduisent á penser qu’une véritable « invasion » des hommes de « El Argar » se diffusa en Andalousie (Tartessos), dans l’Algarve, le pays de Valence, le Bas Aragon et la Catalogne. Pour le reste de la péninsule, il reconnut ne pas disposer de données suffisamment nombreuses et fiables pour étendre son modèle. Pour certaines zones de Valence, d’Aragon et du sud de la Catalogne, il assimila les vestiges de la « culture d’Almeria » á ceux des Ibères historiques des sources littéraires grecques, parce qu’il ne trouva pas de distinction forte entre la culture matérielle de l’Age du Bronze et celle du second tlge du Fer. De la même manière, il pensait que la culture des Baléares était une synthèse des influences conti¬nentales de la « culture d’Almeria » et de celle provenant de Sardaigne. La Catalogne aurait été ainsi marquée, au Nord, par une « culture des grottes » dérivée des peuplements paléolithiques á laquelle aurait succédé une culture hétérogène dite « culture mégalithique ». Au Sud, la culture des sépultures en fosse, originaire d’Almeria, aurait eu tendance á se diffuser vers le Nord de la zone.

Ces hypothèses furent contestées par l’archéologue Joan Serra i Vilaró, du musée diocésain de Solsona, pour qui la chronologie était plus ancienne. Serra exposa une vision opposée á celle de Bosch Gimpera et de son école dans El vas campaniforma a Catalunya i les caves sepulcrals eneolitiques (Solsona, 1925) et dans Civilització Megalitica a Catalunya (Solsona, 1927). Malgré cette contestation, la théorie de Bosch Gimpera se maintint jusque dans les années 1970. En 1972, lorsque Pericot lut son discours devant l’Académie royale d’Histoire, la théorie d’une culture « argarique » (El Argar) occupant la totalité de la péninsule avait perdu de son autorité en raison des datations plus précises grâce au C14 et á une meilleure connaissance archéologique de l’Afrique du Nord.

Ce qui intéressa, en fait, le plus la recherche internationale, ce fut la tentative pour comprendre quels auraient été les liens entre les cultures péninsulaires et celles du reste de l’Europe et d’Afrique du Nord. Pour Bosch Gimpera, les contacts suivaient trois axes, atlantique, continental et méditerranéen. Les deux premiers connurent la diffusion du vase campaniforme et les mégalithes, le troisième permit la diffusion de la culture « argarique ». Sur ce point, l’hypothèse «invasionniste » fut tempérée par un modèle « diffusionniste » qui ouvrit la voie á la théorie de la « circulation » des métaux. Quant aux relations des peuples ibériques avec les Grecs et les Phéniciens, Bosch Gimpera partageait l’idée commune alors que la bataille d’Alalia (535 avant J.-C.) fut le point d’inflexion historique qui entra¡na la fin du contact avec les Grecs du sud de la péninsule, zone qui passa sous contrôle phénicien et carthaginois. Sur ce point, on mesure l’influence de Schulten, des Fontes Hispaniae Antiquae et de l’ouvrage de Carpenter, The Greeks in Spain. Pour ces différents chercheurs, la colonisation phocéenne de la péninsule se fit par mer depuis le golfe de Naples et les îles de la Méditerranée occidentale. Il en était de même, suivant le modéle de Carpenter, pour la diffusion de la sculpture grecque et la diffusion des modéles dans les arts de la péninsule. Pour Pére Bosch Gimpera, les Ibéres étaient marqués par une culture héritée de certaines formes de l’ancienne culture néolithique d’Almeria, en raison de la persistance de certains traits similaires dans les productions céramiques, les pratiques funéraires et l’usage tardif du bronze. Toutefois, cette culture s’ouvrit, en même temps, aux influences externes des Celtes de Catalogne ou des populations de Tartessos aux influences gréco-puniques. Pour la Catalogne, il croit déceler une distinction entre les peuples de la zone de Lérida qui seraient des Ibéres et ceux de la côte qui auraient été « ibérisés » en raison d’une domination temporaire qui ne remettait pas en cause l’unité culturelle des peuples de la côte qui apparaissent comme différenciés dans les sources á partir du IIIe siécle avant J.-C., en raison, pour Bosch Gimpera, de l’arrivée des Volques Tectosages qui cassérent l’unité des peuples de la côte.

Dans l’historiographie des recherches sur la culture ibérique les apports de Bosch Gimpera ont été essentiels, car jusqu’en 1915, les connaissances sur les Ibéres étaient déduites des sources littéraires antiques. La thése sur la céramique ibérique de Bosch Gimpera tenait compte des découvertes matérielles comme celle de la Dame de Elche ou des publications comme l’Essai sur l’art et l’industrie de l’Espagne primitive publié en 1903-1904 par Pierre Paris. Pour ses datations, il utilise comme fossile directeur la céramique grecque associée dans les découvertes. Si de 1916 á 1939, il y eut des fouilles systématiques, la période suivante de 1940 á 1952 fut marquée par un changement radical d’optique. Julio Martinez Santa-Olalla vanta les origines celtiques de l’Espagne et nia l’existence d’une culture ibérique en tant que telle. Pour Antonio Garcia y Bellido, l’art ibérique des IIIe-Ier siécle avant J.-C. ne fut possible que grâce á la présence romaine. L’orfévrerie ibérique était attribuée á une production grecque provinciale pour des Grecs de la diaspora occidentale jusqu’á ce que Nino Lamboglia publie sa typologie[6] qui devient le fossile directeur pour les découvertes ibériques á partir de la conquête romaine. Ces acquis méthodologiques conduisirent á nuancer certaines des hypothéses de Bosch Gimpera, notamment grâce á la synthése que réalise Juan Maluquer de Motes dans l’Historia de España de Menéndez Pidal[7] qui met en perspective la base uniforme du substrat hallstattien du Nord-Est péninsulaire qui s’ « ibérise » progressivement á partir du Ve siécle avant J.-C. Les Romains trouvérent des populations fusionnées et « ibérisées ».

Bosch Gimpera réalisa sa reconstruction de l’ethnologie celtique de la péninsule á travers les sources littéraires[8] et les études menées par Marie-Henry d’Arbois de Jubainville[9]. C’est sur cette base que Bosch Gimpera identifia, en 1916, la premiére culture de champs d’urnes á Can Missart (Terrasa, Catalogne). A la différence des études sur les Ibéres qui reposaient essentiellement sur les sources et les données archéologiques, les études celtiques de Bosch Gimpera s’appuient surtout sur les sources littéraires, la toponymie, les itinéraires romains et l’épigraphie. Ce dossier ne résista pas aux acquis scientifiques ultérieures, ce qui le conduisit á proposer une nouvelle synthése publiée dans la livraison d’Etudes celtiques de 1950-1956 dans laquelle il s’éloigne des propositions de Schulten en affirmant que seules les données archéologiques permettraient de mieux comprendre la diffusion de la culture celtique comme dans le cas de la céramique numantine et arévaque au moment de la destruction de Numance en 133 avant J.-C. Comme Schulten, Bosch Gimpera appliquait un déterminisme ethnique propres aux peuples de la péninsule. La méthodologie qu’il mit en œuvre s’appuyait sur une typologie intangible fondée sur la critérisation des cultures. Ne possédant pas de contextes archéologiques précis ni de stratigraphies nombreuses et/ou variées, Bosch Gimpera dut établir des chronologies relatives qu’il modifiait en fonction des découvertes. De fait, il avait adopté le modéle « prussien » et l’avait imposé á ses collaborateurs du Séminaire de Préhistoire de l’Université de Barcelone et du Servei d’Investigacions Arqueológiques. Ce modéle reposait sur la tenue d’un journal des fouilles avec un inventaire rigoureux des découvertes et de leur contexte (position stratigraphique des objets, formes, coloration et consistance des strates) jointe á un fichier graphique qui pouvaient évoluer en fonction des découvertes.

Malgré ces défaillances méthodologiques pour les modernes, l’apport essentiel de Bosch Gimpera tient dans sa capacité de synthése et d’analyse qui trouve sa pleine expression dans la conclusion de l’Etnologia de la Península Ibèrica qui ne prend pas plus de trois pages, ce qui paraît dérisoire au regard de la densité de l’ouvrage. Il s’agit ici de dresser un bilan de l’ethnologie des Ibéres en tant que peuples ibéres, « ibérisés » ou assimilés. Il proposa une localisation de chacun des peuples de la péninsule leur associant les cultures archéologiques et typologiques. Le processus d’ « ibérisation » fut perçu comme un mouvement lent de synthése entre les cultures de différents fonds péninsulaires et d’autres ibéro-sahariens (culture dite d’Almeria) qui se diffusérent dans de multiples directions, laissant des zones intactes de tout contact (Basques) ou se mêlant aux influences celtes. Au fond, pour Bosch Gimpera, la culture ibérique était née, notamment dans le domaine artistique, de l’influence phénico-carthaginoise, grecque et celte, sur un substrat local préhistorique. Les apports extérieurs éveillérent les dimensions culturelles des peuples cohabitant avec les Ibéres, car ces derniers, pour lui, étaient dominés par leur culture guerriére. Les conclusions de Bosch Gimpera différent notablement de celle de Pierre Paris. Alors que pour Paris, Phéniciens et Mycéniens unis au géni grec, apportérent le goût de la beauté aux Ibéres, pour Bosch Gimpera l’ « esprit artistique » était inhérent á la composante ethnique capsienne et pyrénéenne qui furent révélées par les colonisateurs. Pour Bosch Gimpera, la diversité culturelle péninsulaire perdura cependant au-delá de la conquête romaine et de la romanisation, de l’occupation musulmane et de la Reconquête. Cette vision « éternelle » fut condamnée par Martin Almagro Basch, son contemporain, mais trouva un écho chez les autonomistes et nationalistes catalans á l’instar du président de la Generalitat, Jordi Pujol.

Au final, il faut retenir que l’intérêt porté par Bosch Gimpera pour la diversité indigéne préromaine ne trouva pas de formulation théorique avant 1937 lorsqu’il prononça sa conférence inaugurale du cours 1937-1938 á l’Université de Valence avec le titre de « España ». À partir des études préhistoriques il tira sa théorie de la base indigéne et les « superstructures politiques » (romaines, visigothiques, arabes et bourboniennes) qui feront le processus de constitution de l’Espagne en jouant sur les interactions entre indigénat, racialisme, primitivisme et « superstructure ». Si ces interactions ont pu être fécondes, elles engendrérent également de nombreux conflits sanglants qui altérérent la dynamique historique. Ainsi, la romanisation opéra une transformation profonde dans la maniére d’être des peuples hispaniques de telle sorte que Rome assimile les éléments privilégiés de la société pour les éloigner de la masse. Pour lui, l’exemple de la fondation de Carteia était emblématique de ce processus de désolidarisation des statuts juridiques et politiques dans les communautés indigénes, créant une vision élitiste de la diffusion des statuts et de la culture. Il développait ainsi une méthodologie qui fusionnait son expérience berlinoise qui lui apporta l’idée du substrat ethnique et son catalanisme issu de sa formation culturelle et politique qui militait pour un róle dynamique des élites au sein de la société, róle qui avait pour finalité de faire adhérer élites et peuple pour que l’osmose sociale fonctionne. Cette conception qui connut un grand succés jusque dans les années 1980 en Catalogne fut pourtant contestée par Jaume Vicens Vives dés 1954 dans sa Noticia de Catalunya où il contesta l’idée même d’une mentalité propre aux « Catalans » ni á l’époque ibérique ni avec la romanisation. Cette critique d’un « catalanisme » antique fut reprise par Pierre Vilar dans La Catalogne dans l’Espagne moderne publiée en 1962. Pour l’historien moderniste français, le territoire catalan n’est pas marqué historiquement par un ethnotype particulier ni par une culture particuliére qui aurait généré un « différentialisme » catalan. Cette idée, qui n’a plus d’écho sérieux dans le monde scientifique, n’est plus défendue que par des groupuscules « nationalistes » comme Unitat Nacional Catalana.

Le caractére dépassé scientifiquement et méthodologiquement de certaines des hypothéses et de certaines conclusions de l’œuvre de Pére Bosch Gimpera a été au centre de nombreux colloques dressant le bilan et dessinant les perspectives des études sur la péninsule Ibérique pré- et protohistorique. Sur le plan archéologique, c’est le colloque de Madrid, en 1989, á l’Université Complutense, avec le théme de la Paleoetnologia de la Peninsula Ibérica qui lança le projet AREA dont l’objectif était de relancer la réflexion sur les processus historiques qui conduisirent á la mosaïque ethnique que rencontrérent les Romains á leur arrivée dans la péninsule. La question portait sur les relations entre ethnies et culture matérielle dans la péninsule. Martin Almagro Gorbea et Gonzalo Ruiz Zapatero intégrérent, comme Bosch Gimpera, la diversité des noms, mais avertirent que le catalogue de noms fourni par les sources gréco-latines ne pouvait signifier autant de « peuples ». En effet, l’ethnicité a une forte composante subjective basée sur l’identification auto-consciente avec un groupe social, ce qui implique une critique conceptuelle de la méthode mise en œuvre par Bosch Gimpera. La proposition des auteurs a été de continuer á utiliser les sources et de vérifier leur éventuelle corrélation avec les données archéologiques par une pratique régressive. Toutefois, cette méthode ne permet pas de comprendre l’organisation et l’évolution sociales. Pour Bosch Gimpera, les ethnies étaient identifiables á travers l’archéologie, la toponymie, le folklore actuel et certains traits linguistiques qui se manifestent dans la sensibilité artistique, les rites funéraires et les techniques guerriéres. Pour lui, ces critéres s’inscrivaient dans une unité territoriale qui ferme ou ouvre les faciés culturels. Il accordait peu de place aux aspects sociaux. Le concept d’ethnie était beaucoup plus appuyé sur les données « objectives » (culture matérielle, par exemple) plutót que « subjectives » (conscience d’appartenir á un groupe). A l’inverse, les réflexions d’Almagro Gorbea et de Ruiz Zapatero accordent au concept d’ethnie une valeur plus dynamique qui aurait joué un róle trés important pendant la conquête romaine. Si certains peuples disparurent, d’autres acquirent une identité propre, comme dans le cas des Astures et des Cantabres, tant linguistiquement que matériellement, en recouvrant des zones qui parfois correspondaient á différents faciés culturels ou ethniques. Les influences façonnent alors des faciés variés et créent des relations dialectiques entre l’ethnique (coutumes, modes de vie, langue, conscience d’appartenance á un groupe, etc.) et politique (organisation du groupe), relation dans laquelle c’est la politique qui imprime son orientation. Rome intégra ainsi l’ethnique dans le politique sans que cela nuise aux normes juridiques.

En fin de compte, malgré les relectures et les corrections nécessaires dues aux acquis de la recherche, l’Etnologia de la Península Ibèrica reste un ouvrage de référence pour la compréhension de la formation de l’archéologie espagnole et des débats tant scientifiques que culturels et politiques qui continuent á sous-tendre parfois la recherche dans le cadre des Autonomies créées par le retour á la démocratie voici maintenant plus de trente ans. La lecture de l’introduction écrite par Jordi Cortadella Morral est un complément historiographique indispensable pour la connaissance des problématiques et des enjeux que cet ouvrage suscita essentiellement en Espagne.

Antonio GONZALES

Université de Franche-Comté

[1] Émile Cartailhac, Les âges préhistoriques de l’Espagne et du Portugal, 1886 ; Louis et Henri Siret, Les premiers âges du métal dans le Sud-Est de l’Espagne, 1887; Pierre Paris, Essai sur l’art et l’industrie de l’Espagne primitive, 1903-1904 ; les articles de Joseph Déchelette publiés dans la R.A. en 1908-1909 sous le titre d’Essai sur la chronologie préhistorique de la péninsule Ibérique; Hugo Obermaier, El hombre fósil, 1916 ; José Ramón Mélida, Arqueología española, 1929.

[2] On lira également des analyses critiques dans Julio Caro Baroja, Los pueblos de España, 1946; Lluis Pericot, Grandeza y miseria de la Prehistoria, 1948; Jaume Vicens Vives, Aproximación a la Historia de España, 1952.

[3] Antonio Mendes Corrèa, El hombre fósil, 1925.

[4] Rhys Carpenter, The Greeks in Spain, 1925.

[5] Adolf Schulten, Numancia, 1914-1931, Tartessos, 1929 ; Fontes Hispaniae Antiquae, 1922-1925.

[6] Per una classificazione preliminare della ceramica campana, 1952.

[7] Ramón Menéndez Pidal, Historia de España, vol. I, 3, édition de 1954.

[8] Cf. les Fontes Hispaniae Antiquae publiées sous la direction de Schulten.

[9] Marie-Henry d’Arbois de Jubainville, Les premiers habitants de l’Europe d’après les auteurs de l’Antiquité et les recherches les plus récentes de la linguistique, 1877 ; Id., Cours de littérature celtique, 1882-1902.

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